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Un blog de tous les jours pour vous aider à regarder ce que vous ne voyez peut-être plus !

Steff, un reportage sur son spectacle, une capsule et un beau texte

Cette phpto a été prise dans le rang 5  là ou Steff habite.

Un nouveau texte de Stéphanie publié pas Radio-Cnada....

Le coeur et le foie

Assise dans le salon, je fixais la table. On m'avait accueillie avec chaleur, on m'avait fait visiter la maison puis installée dans un fauteuil avec un verre de vin. Ma voisine Huguette m'avait invitée à ce souper. Célibataire depuis peu, j'avais sauté sur l'occasion de fuir ma trop grande maison.

« Cette année là, papa avait tué. La première fois qu'il chassait depuis vingt ans et il avait tué. Une femelle. Il fallait manger le cœur et le foie tout de suite pendant qu'ils étaient encore frais. Huguette avait préparé de la mousse au porto. Mon voisin Yves cuisait des frites sur le balcon. Il paraît qu'il a une technique spéciale, qu'il les fait cuire deux fois. C'est mon voisin Pierre, le conteur, qui me l'a expliqué avec moult détails. »

Nous étions chez Rock et Carmen. J'y mettais les pieds pour la première fois. Je vivais dans le cinquième Rang depuis six ans, mais je n'arrivais toujours pas à reconnaître les véhicules de mes voisins. Je continuais à regarder les voitures passer avec un air suspicieux. Mes amis s'amusaient à me dire que je finirais vieille fille à lancer des patates aux chars. Je riais de bon cœur tout en m'inquiétant un peu. Mon choix de vivre seule dans une grande maison de l'arrière-pays en étonnait plus d'un, moi la première. Quand je sortais promener le chien par une nuit sans lune et qu'il faisait noir comme dans le cul d'un ours, quand je devais faire plus de quarante-cinq minutes de route pour aller prendre un verre avec des amis ou que j'explorais les profils Réseau Contact des hommes qui habitaient dans un rayon de cent kilomètres, je me voyais finir seule dans mon cinquième Rang, une verrue dans le front, trois poils au menton, terrorisant les rares enfants du voisinage et donnant naissance à la légende de la toute première Baba Yaga bas-laurentienne.

Huguette s'est approchée de moi. Je devais être en train de m'imaginer cuisiner une soupe de nombrils verts, ou de m'envoler sur un balai en ricanant quand elle m'a extirpée de mes pensées en m'offrant de remplir mon verre. Je lui ai tendu ma coupe en souriant. Elle s'est assise sur le fauteuil d'à côté. Sa recette de mousse de foie lui a servi de prétexte pour me demander comment je vivais mon récent passage au célibat. « Tu fais cuire dans un bain-marie, tu laisses refroidir trois heures température pièce en mettant un poids dessus, puis tu conserves au frigo - comment tu trouves ça de vivre toute seule dans ta grande maison - tu peux le servir avec un confit d'oignon bien sucré ». Les éclats de voix enthousiastes de nos chasseurs qui racontaient leur dernier exploit m'ont évité de lui avouer que j'avais peur de me transformer en sorcière. La charmante Huguette a pris ma main pour me conduire à table et m'a désigné la place entre elle et papa.

Nous avons mangé le cœur et le foie. Les chasseurs ont raconté comment il avait fallu chercher papa et la carcasse dans le bois à la brunante parce qu'il était le seul à ne pas être équipé d'un walkie-talkie et comment la panse de cette vieille femelle avait été ardue à extraire à cause des adhérences. Mon verre n'était jamais vide. Carmen, qui avait fait des calculs, a invité tout le monde à parier sur le poids de la bête. Huguette quant à elle, avait toujours une parole douce à me glisser dans l'oreille, un aparté touchant sur la beauté de la vie, le destin, l'amour et l'amitié.

Ce soir-là, nous avons mangé le cœur et le foie et je suis rentrée chez moi à pied, sous la lumière de la lune.

Puis les signes que je n'étais pas si seule se sont multipliés. Des épis de maïs accrochés sur la porte, ma galerie déblayée par un pelleteur anonyme, des champignons sauvages partagés au retour de la cueillette.

J'ai l'impression d'avoir vécu une initiation ce soir-là. Je ne reconnais toujours pas les voitures, mais désormais, chaque fois qu'il en passe une, je lève la main pour saluer, au cas où.

Née en 1980, Stéphanie Pelletier habite un cinquième rang à cheval sur les lignes de St-Octave, Padoue et Métis-sur-Mer. Elle est directrice artistique de l'Exil (spectacles littéraires) et auteure. Son recueil de nouvelles Quand les guêpes se taisent (Leméac) a reçu un Prix littéraire du gouverneur général. Son roman Dagaz vient tout juste de paraître chez Leméac.

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J
Merci pour elle Michel, il a été publié à radio-Canada ;o) belle journée à toi XXXX
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P
Beau texte Stephanie
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